Il y a un an, une élection fédérale a porté au pouvoir un gouvernement majoritaire sans l’appui du Québec. Il y a 30 ans, le gouvernement du Canada a adopté la Constitution, toujours sans le consentement du Québec.
Ces deux événements témoignent d’une rupture symbolique entre le Canada et le Québec, du choc de nos identités et aspirations nationales. Ils trouvent leur origine dans une culture patriotique de plus en plus unitaire au Canada, qui se heurte au désir québécois d’exister comme nation. Une culture canadienne qui trouve dans la Constitution tous les moyens d’un État unitaire[1]. Pourtant, il y a toujours deux imaginaires sociaux et deux imaginaires politiques distincts, deux nations qui aspirent toutes deux à leur plein épanouissement.
Après le 2 mai…
Depuis le 2 mai 2011, toutes sortes d’analyses ont été formulées pour expliquer les choix politiques du Québec. Un colloque a d’ailleurs été consacré récemment à Toronto à la question du Québec. Le gouvernement du Canada a même commandé une étude sur « l’agitation politique » québécoise depuis lors, preuve qu’il cherche à la comprendre[2].
Une chose est claire : l’opinion publique québécoise, « friable », a fait, en 30 ans, le tour des options politiques qui lui sont offertes sur la scène fédérale. Depuis, les Québécois ont donné une majorité de sièges au Québec à trois partis politiques fédéraux différents[3]. Quelle conclusion en tirer sinon que, peu importe la représentation ou les enjeux politiques, le mécontentement d’une majorité de Québécois envers le statu quo persiste.
C’est un malaise profond, structurel. Et sérieux, car il relève du choc de nos identités. Après tout, 71 % des Québécois veulent revoir le statut politique du Québec, selon Léger Marketing[4], alors que les Canadiens ne souhaitent pas relancer le débat par eux-mêmes sur les enjeux d’une Constitution… désormais verrouillée.
Deux constructions nationales
Au Québec, les référents collectifs des Québécois ne sont pas les mêmes que dans le reste du Canada. Les Québécois forment un peuple, une nation à part entière. Ils ne sont plus Canadiens ni même Canadiens français, mais Québécois. Ils ont construit, ici, au fil du temps, un gouvernement national, un point d’appui, capable de promouvoir leurs intérêts nationaux et chargé de veiller à l’épanouissement culturel du peuple québécois.
Au cours de leur histoire, les Canadiens se sont façonné un pays qui les satisfait, un pays bien à eux, dont ils sont fiers. Ils se sont construit une nation, la nation canadienne, avec un imaginaire social et politique qui leur est propre.
Plusieurs jalons ont marqué ce processus de construction nationale au Canada. L’un des moments fondateurs est sans doute la bataille de Vimy. Mais le Statut de Westminster, certains hommes d’État tels Mackenzie King, Tommy Douglas ou Lester B. Pearson, ainsi que de grandes réalisations telles que l’assurance-maladie universelle[5], y ont aussi concouru. Ce processus s’est poursuivi durant 40 ans de règne libéral[6] avec l’adoption de l’unifolié[7], la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme (Laurendeau-Dunton), puis l’abandon de ce dernier principe pour le multiculturalisme – devenu l’idéologie officielle du Canada. Le rapatriement et l’adoption de la Constitution de 1982 ainsi que l’enchâssement de la Charte des droits et libertés ont non seulement confirmé cet idéal national, ils ont également participé à la construction de cet imaginaire[8]. Du coup, le rapatriement a fait du Canada un pays indépendant[9], sans le consentement du Québec, et des Québécois, trahis.
Depuis son élection, le gouvernement conservateur cherche à imposer une construction identitaire plus « conservatrice », encore une fois sans le Québec. Sa volonté idéologique se traduit par une révolution morale, de sorte qu’il soit ensuite impossible de s’en dégager. L’abolition du registre des armes à feu le cristallise bien. Idem pour les jeunes contrevenants, Kyoto, la consigne d’afficher bien en vue le portrait de la reine d’Angleterre ou de tout « royaliser ». Le patrimoine royaliste est réhabilité, et le passé militaire britannique, glorifié.
Tous ces efforts identitaires des Canadiens sont le fruit d’ambitions nationales. Celles-ci visent à consolider le caractère national de ce pays. En effet, depuis que les Canadiens ont pris conscience du fait qu’ils ne pouvaient plus continuer d’exister en tant que pays sans être une nation, ils s’en sont construit une, là où il n’y en avait initialement pas[10]. Or, le Québec ne peut continuer à exister en tant que nation sans être un pays, puisqu’il est privé des principaux leviers lui permettant d’affirmer ses légitimes ambitions nationales.
Deux langues officielles, une culture
Si le Canada a bel et bien épousé le principe du multiculturalisme, il est incapable de se faire à l’idée qu’il puisse exister dans ce pays une autre culture nationale que la culture canadienne, majoritairement anglophone.
L’État canadien reconnaît officiellement la langue française, mais il refuse d’admettre qu’elle est autre chose qu’un simple élément de la mosaïque canadienne. Qu’elle est une culture nationale distincte, autonome. Qu’elle fait partie intégrante de l’identité du Québec en tant que nation et que son expression est cruciale à la culture de celle-ci. Pour les Québécois, la langue française est un élan commun et autonome, un souffle collectif. C’est sur elle que s’appuient notre destinée, nos espoirs et notre volonté commune.
Si le Canada admet l’existence institutionnelle d’une dualité linguistique, il rejette celle d’une dualité culturelle. C’est en quelque sorte un pays « un », avec une culture « une », celle de la nation canadienne, indifférente à l’identité québécoise. Tant et si bien que le Canada agit maintenant comme s’il était constitué de deux langues officielles, mais d’une seule culture.
Deux gouvernements nationaux
Aujourd’hui, dans l’imaginaire des Canadiens, le Canada n’est plus pensé ou vécu comme une entité fédérative, avec ses parties distinctes et ses divers gouvernements. Et depuis 30 ans, les Canadiens tendent, dans leur imaginaire, vers une culture patriotique unitaire. Au plan institutionnel, on dit que c’est un État fédéral, mais de fait, le Canada reste depuis toujours un État unitaire[11]. L’un et l’autre, l’imaginaire comme les institutions, participent au même processus général de centralisation.
Or, dès 1956, le gouvernement du Québec[12] a déterminé que les conditions de base à l’acception du Canada ont toujours reposé sur deux principes : une union réellement fédérative et une égalité des deux peuples fondateurs. Ces principes n’ont jamais vu le jour. L’idée fédérale n’existe pas.
Résultat : nos destinées nationales s’éloignent. Bien qu’Ottawa n’ait jamais été et ne sera jamais ce qu’est Londres pour les Anglais ou Paris pour les Français, ce n’est plus seulement le siège du gouvernement fédéral et de sa Cour suprême, mais le lieu où s’assure la gouverne de la destinée nationale du peuple canadien.
L’État canadien se construit, se définit et s’impose comme l’incarnation même de la nation canadienne. C’est la seule voix, la seule représentation « officielle » qui vaille pour le Canada. Tous ceux qui veulent parler en leur nom propre, comme le Québec à l’UNESCO, n’ont d’autre choix que de consentir à la ligne qui leur est dictée par l’intérêt de la majorité canadienne. Or, la grande majorité des Québécois considère, dans son imaginaire collectif, que le siège de son gouvernement national est à Québec.
Plus nous avançons dans le temps et l’histoire, plus les tensions s’accumulent. Deux gouvernements nationaux se dressent côte à côte, condamnés à s’affronter sur de nombreux enjeux où leurs intérêts divergent. Dans l’imaginaire canadien, le gouvernement du Québec est de plus en plus perçu comme une entité administrative secondaire. Chaque confrontation entre les deux gouvernements nationaux constitue, pour les Québécois, une nouvelle et inépuisable source de frustrations puisque l’intérêt de la majorité prévaut. Ces nombreuses frustrations rappellent à quel point ces deux visions nationales sont devenues irréconciliables. Trop de politiques publiques sont désormais adoptées à Ottawa à l’encontre des intérêts des Québécois, mais toujours avec leurs impôts.
Les Québécois, tout comme les Canadiens, doivent prendre conscience de ce qu’ils sont devenus depuis 1867. Nous n’avons guère de points en commun. Le love-in est depuis longtemps révolu.
Les limbes de l’histoire
Le Canada s’illusionne en pensant avoir vaincu le mouvement souverainiste québécois. Or, le débat sur l’indépendance du Québec est loin d’être terminé puisque celle-ci reste à faire. Cet important courant de pensée qui traverse toute la société québécoise et qui, depuis 16 ans, ne s’étiole pourtant pas, ne pourra être ignoré encore très longtemps.
Soyons clairs : ce n’est pas le mouvement souverainiste qui est mort le 2 mai dernier au Québec. C’est la participation consciente du Québec, depuis longtemps d’ailleurs, au centre décisionnel d’un État où il ne se reconnaît pas, d’un pays qui lui apparaît de plus en plus étranger, d’une nation qui n’est pas la sienne.
Ce n’est pas parce que le projet souverainiste a été refusé par un cheveu, en 1995, que les Québécois ont dit oui au Canada. Ce n’est pas parce qu’ils ne veulent pas l’indépendance qu’ils ont voté pour le NPD. Ce n’est pas parce que s’exprime dans les urnes le malaise québécois que s’efface, par enchantement, le manque de projets communs.
Cette « friabilité » du vote québécois n’est rien d’autre que le sentiment profond et pesant, depuis 1990, de rester dans les limbes de l’histoire, de ne pas être. Saisis de vertige, les Québécois vivent dans un ultime flottement. Il n’est pas question qu’ils ne saisissent pas leur destin la prochaine fois.
L’existence d’une nation
Après 145 ans d’errances constitutionnelles, nous n’arrivons toujours pas à nous entendre. Pourquoi continuer à nous égarer dans cette voie, vers ce cul-de-sac ? Le fruit n’a jamais été mûr et ne le sera jamais. En effet, il serait aujourd’hui impossible de faire accepter aux Canadiens les conditions définies, et rejetées en 1990 par l’Accord du lac Meech, puis rejetées à nouveau de part et d’autre dans l’Accord de Charlottetown. Pour le Québec, de telles conditions étaient alors jugées minimales dans le cas de Meech et insuffisantes dans le cas de Charlottetown. Aujourd’hui, ni l’un, et encore moins l’autre, ne sauraient suffire à satisfaire la nation québécoise.
Si ces projets de compromis constitutionnels n’ont pas réussi, et ne réussiraient pas plus aujourd’hui, c’est qu’ils sont en soi incompatibles avec les principes mêmes de l’État unitaire canadien. Ils sont d’autant plus irrecevables pour les Québécois puisque ceux-ci forment bien plus qu’une société distincte, ils forment une nation.
Contrairement à la nation québécoise, la nation canadienne dispose d’un véritable État afin de poursuivre ses ambitions nationales. Elle peut lever tous ses impôts, adopter toutes ses lois et signer tous ses traités. L’aspiration légitime d’une nation est d’assurer sa pleine gouverne et sa participation aux affaires du monde. En laisser une autre occuper sa place, c’est renoncer à sa propre existence.
Notre place dans le monde
Le Canada est actuellement lié par 4058 traités, accords, conventions et protocoles bilatéraux ou multilatéraux[13] qui touchent tous les aspects de la vie en société. Dans plusieurs cas, ils lient le Québec comme province, comme c’était le cas pour le protocole de Kyoto. Mais c’est toujours Ottawa qui négocie.
De crises bancaires en crises environnementales, des petits pays au mouvement des Indignés, tous demandent de meilleurs encadrements internationaux. Et cela passe nécessairement par le rôle de l’État. Cela soulève des enjeux mondiaux sur lesquels le Québec ne peut toujours ni s’exprimer ni agir.
Longtemps, on a tenu pour acquis que les intérêts objectifs du Québec et du Canada étaient sensiblement les mêmes et que, par conséquent, le Canada pouvait bien parler au nom des Québécois. Ce n’est plus vrai maintenant. De plus en plus, sur la scène internationale comme sur la scène nationale, les positions que défend le Canada vont à l’encontre des intérêts du Québec. Trop d’ententes internationales sont désormais signées – ou déchirées – contre les intérêts nationaux des Québécois alors que leurs impôts participent toujours à leur mise en œuvre.
Tous ceux qui se considèrent citoyens du monde n’y peuvent pas grand-chose : les relations internationales se font entre nations. L’État national est donc la seule porte d’entrée des Québécois sur la scène internationale pour y défendre leurs valeurs comme leurs intérêts. C’est aux Québécois de déterminer quel rôle ils veulent jouer dans le monde. Pour tous les Québécois, il serait beaucoup plus stimulant de le déterminer que de continuer à s’éroder dans le Canada encore et encore.
Deux honorables indépendances
Afin de résoudre ces questions fondamentales, il faudra inévitablement que la population du Québec fasse à nouveau des choix. Et s’il y a un choix en particulier qui ne pourra pas toujours être évité, c’est celui qui consiste à déterminer si le Québec doit, ou non, maintenir son lien actuel avec le Canada.
Deux faits brillent de toute leur vérité depuis 30 ans : la Constitution de 1982 n’a jamais été officiellement ratifiée par le gouvernement du Québec, peu importe la formation politique au pouvoir, souverainiste comme fédéraliste, et aucune négociation pour y remédier n’a abouti à un quelconque règlement constitutionnel. Cela pouvait fonctionner un temps, mais cette situation ne peut être éternelle.
L’avenir du Québec comme nation se trouve à l’extérieur du Canada. Il n’existe pas de rêve canadien pour le Québec, pas plus que de rêve québécois pour le Canada. Les Québécois n’ont aucun avenir ni aucune place en tant que nation au sein de cet État unitaire, à moins qu’ils ne consentent à exister selon les termes établis par la nation canadienne à la culture patriotique de plus en plus unitaire; à moins qu’ils ne se plient et qu’ils n’existent que comme simple élément de la mosaïque canadienne; enfin, à moins qu’ils n’acceptent de cesser d’exister comme nation.
Nos deux nations doivent emprunter leur propre chemin pour mettre fin à cette impasse avec deux honorables indépendances. Elles trouveront bien le moyen de coopérer avec, par exemple, une libre circulation des biens, des personnes et des capitaux.
Un pays neuf
Au fil du temps, les Québécois ont su s’aménager un espace de liberté. Celui-ci leur a apporté des institutions, des succès économiques qui feraient l’envie de bien des nations. Mais c’est un espace limité, sans cesse contraint. Il ne permet pas à la nation québécoise d’aller au bout de son potentiel et de ses rêves.
Le Québec est capable de tenir son rang sur la scène internationale. La nation québécoise a tous les moyens, tous les outils, toutes les ressources pour assumer son propre destin et devenir un seul pays.
Nous, signataires de cette Déclaration, reprenons nos ailes. Le Canada et le monde reconnaissent aux Québécois le pouvoir ainsi que le droit à la liberté. L’exercice de deux référendums, et même une décision de la Cour suprême du Canada, l’ont confirmé.
Il est essentiel que notre nation puisse avoir son propre État, à son image, et vivre librement.
Deux États étaient à construire. Un seul a vu le jour. Dès lors, il nous appartient de faire lever un pays neuf. Un Québec indépendant.